31 Mars 2005 - LACS ROMANDS

Du poisson autrement

J.-P. Mac/M.D./A.D.

Le brochet est le préféré de Henri-Daniel Champier. Claude Delley fume secrètement la bondelle. Pierre Schaer tient les vengerons en grande estime. Embarquement immédiat avec trois pêcheurs, à la conquête d’autres délices de nos lacs que la perche




Initiative originale: Claude Delley, à Portalban (FR), vous invite sur son bateau. Photos Olivier Born, Jean-Claude Curchod, Alain Douard

Et si nous tendions nos assiettes à d’autres que la perche en filets? Pierre Schaer relève sans peine le défi. Pêcheur professionnel à Môtier, sur les rives fribourgeoises du lac de Morat, il tient les vengerons en grande estime. On les retrouve, tous deux, dans toutes sortes de réunions festives, des fêtes de jeunesses aux concours de tir. Le premier frit sur place les filets des seconds, ce qui leur vaut, ensemble, un énorme succès. Voilà qui étonnera assurément les Romands: comment peut-on manger de la blanchaille?

Huit cents kilos avec les doigts

Et pourtant, certains initiés aux pêches lémaniques accordent aux vengerons d’hiver les qualités gustatives des incontournables filets de perche. Pierre Schaer ne s’y est pas trompé: il a tout simplement repris une coutume entretenue par ses confrères du lac de Bienne, présents qu’ils sont, à chaque BEA, la grande foire printanière bernoise. Il intervient en renfort pour soutenir le chiffre surprenant de 800 kg à une tonne de filets de vengeron frits dégustés avec les doigts par les visiteurs.
L’autre jour, Pierre est revenu de la pêche avec vingt-cinq kilos de sandres: aucune difficulté pour vendre ce délicieux poisson. Mais ses filets étaient aussi alourdis de 100 kilos de blanc. Sans tarder, avec l’aide de sa mère et une compagne elle aussi passionnée par le métier, il a préparé les vengerons et les a conditionnés en appétissants paquets de chair rosée et brillante de fraîcheur, pour un stage au congélateur, le temps que ne s’ouvre la foire de la capitale.
On l’a dit, le pêcheur ne se satisfait pas de cette seule participation; il assume ses propres ventes et dit volontiers la sympathie qu’il rencontre partout où il se rend. En revanche, il oppose un roide secret défense quant au mode préparatoire. Tout est dans le choix d’une huile haut de gamme qui n’agresse pas l’odorat de ses fatigues thermiques; dans le bouquet des aromates et la manière d’enfariner chaque filet avant le grand bain de la métamorphose culinaire.

La revanche du vengeron

Pierre Schaer réhabilite cinq à six tonnes de vengerons par année. Vengeron qui s’ennoblit en France du titre plus prestigieux de gardon. Dans les livres de cuisine européens, le gardon a droit à davantage qu’à un modeste strapontin. Plus près d’ici, on dégustera, chez certains amateurs éclairés du Léman, des lacs de Neuchâtel, de Bienne et de Morat, des soupes de poissons ou des pochouses (ou pauchouses), dans lesquelles la carpe a été aussi invitée. Cette matelote de poissons baignée de vin blanc ou de vin rouge est une bouillabaisse façon eau douce en quelque sorte.

Le brochet a la pêche

Le brochet a beau être «le poisson le plus protégé du Léman», l’impressionnant spécimen allongé sur la table de préparation n’a pas échappé à la maille du pêcheur Henri-Daniel Champier, de la pêcherie du Haut-Léman, à Clarens (VD). Douze kilos sur la balance, à peu près dix ans d’âge: ici finit le règne animal et commence celui de la gastronomie. Il était temps: dès le 1er avril et jusqu’au 10 mai prochain, le brochet est interdit de pêche pour cause de frai. Et c’est bien «parce qu’il draguait la femelle» qu’il s’est inconsidérément aventuré dans les filets de Henri-Daniel Champier, dont il est le poisson préféré – en filets apprêtés s’entend!

Pêcheur sans regrets

Pieds dans l’eau et la tête à peine plus haut, sur un terrain communal dont ils ont obtenu la concession pour vingt-cinq ans, Henri-Daniel Champier et sa femme Brigitte sont propriétaires d’un lot de cabanons réajustés à leurs besoins. Le couple a jeté l’ancre à Clarens, il y a deux ans, après plus de vingt ans à la pêcherie de Glérolles (Saint-Saphorin en Lavaux, VD). Jamais Henri-Daniel n’a eu un soupçon de regret d’avoir délaissé son CFC d’employé de commerce pour le revenu aléatoire du pêcheur professionnel. Il ne saurait dire quoi, de la pêche, de la fierté d’apprêter le poisson ou de sa vente, a sa préférence, lui qui aime de son métier, la sérénité du lac, l’effervescence des marchés et le contact humain.
«T’as chopé quoi aujourd’hui, le pêcheur?» Ainsi va le dialogue avec les restaurateurs, qui adaptent leur offre aux prises du jour. Autre discours les mardis et samedis au marché de Vevey. On y distingue sans peine le client occasionnel – «Filets de perche, sinon rien» – du chaland fidèle qui opte volontiers pour la lotte, la féra, l’omble, le brochet ou la truite. Et qui, piqué au jeu de la diversité des saveurs, des textures et des apprêts, s’en vient chaque semaine sans préjugés à la «pêche» aux poissons du Léman et aux recettes que Brigitte lui confie, après les avoir testées sur sa famille!

Diversité boudée

Contre vents et vagues, à défaut de marées, la perche tient-elle toujours la vedette à table? Peut-être bien, mais pas dans les filets de Claude Delley où elle n’arrive qu’au troisième rang des tonnages, derrière la palée – équivalent de la féra lémanique – et la bondelle, suivie par le vengeron, le brochet, l’omble, le sandre, la truite, la lotte. Les Neuchâtelois croquent volontiers la palée à table; elle disparaît sans trop de difficulté du stand Delley au marché du samedi matin, sur la place des Halles du chef-lieu cantonal. Plus odoriférante à la poêle, la bondelle trouve moins aisément preneur, en particulier quand la perche abonde.

Fumée soft

Les Delley ont donc trouvé la parade et Claude tient de son père une recette de bondelle boucanée, cuite tout doucement à point, suspendue entière dans une grande armoire où charbonnent des braises de foyard bien sec. En une demi-heure, le poisson s’imprègne des arômes entremêlés de fumée et d’une préparation secrète de sel et d’épices. «Les bondelles – plus rarement des féras ou des truites – sont débarrassées de leur peau et filetées à la sortie du fumoir. Leurs filets ne prennent ainsi pas le goût âcre de ceux qui sont exposés à la fumée déjà préparés et épluchés», explique Claude Delley, devant son cabanon de Portalban (FR).

+ d’infos : Pêcherie du Haut-Léman, rue du Lac 145 A, 1815 Clarens (VD), tél. 021 981 11 10, ou 021 944 39 84, www.pecherie.ch. Vente directe à la pêcherie mercredi, jeudi et vendredi de 9 h à 12 h, au marché de Vevey mardi et samedi de 8 h 30 à 12 h.
Pierre Schaer, Guévaux, 1787 Môtier (Vully/FR), tél. 026 673 26 79 ou 026 673 36 82 ou 079 230 77 31. Vente directe tous les jours à la pêcherie.
Claude Delley, route du Port 49, 1568 Portalban/FR, tél. 026 677 14 50 ou 026 677 14 90 ou 079 634 70 30, delley.ch. Vente directe tous les jours à la pêcherie, au marché de Neuchâtel le samedi matin.




Au sortir du fumoir de Claude Delley, la bondelle est tout en finesse.



Un sandre de taille pour Pierre Schaer.



Henri-Daniel Champier et quatre brochets, ses poissons préférés.

Sus au goût de vase!

En hiver, le vengeron est débarrassé de son goût de vase, mais pas en période chaude, quand il a la possibilité de consommer les algues riveraines. Comment fait Pierre Schaer? Sa connaissance des eaux l’incite, en été, à pêcher le vengeron au milieu du lac avec des filets de lève et dans les zones planctoniques. Dans ces conditions favorables, ce poisson ne prend aucun accent traînard. Voilà qui atteste de la dynamique du jeune pêcheur, fils d’Oscar. Son père n’était-il pas un important exportateur des préparations en conserve de poisson blanc destinées à l’aide alimentaire du tiers monde? A une époque de forte pollution, dans les années septante, les lacs étaient envahis de poissons blancs. L’épuration des eaux leur a, en grande partie, redonné leur équilibre piscicole. Pierre Schaer ne s’en plaint pas, même si, grâce à son esprit d’entreprise et aux qualités culinaires qu’il confère aux vengerons, il peine à satisfaire la demande.




Poissons indigènes: Combien ça coûte?

• Chez Champier, au marché de Vevey: Omble chevalier/truite: 28 fr. entier vidé; 50 fr. le filet; 63 fr. le filet d’omble fumé. Brochet: 22 fr. entier; 32 fr. en darnes; 49 fr. le filet sans arêtes. Perche: 25 fr. entière; 50 à 60 fr. le filet selon taille (plus petit = plus cher: goût et qualité identiques, mais temps de préparation plus long). Féra: 18 fr. entière fraîche; 30 fr. entière fumée; 25 fr. en filets frais; 45 fr. en filets fumés.

• Chez Delley, au marché de Neuchâtel ou à Portalban: Omble chevalier/truite: 30 fr. entier vidé. Brochet: 24 fr. entier vidé. Perche: 45 fr. en filets. Bondelle, palée: 15 fr. entière fraîche; 22 fr. entière fumée; 22 fr. en filets, fraîche; 41 fr. en filets fumés. Vengeron: 18 fr. en filets frais. Lotte: 22 fr. sans peau ni tête.

• Chez Schaer, à Môtier/Vully: Truite: 20 fr. entière vidée; 30 fr. en filets. Sandre: 20 fr. entier vidé; 35 fr. en filets. Perche: 40 fr. en filets. Palée: 20 fr. en filets. Brochet: 20 fr. entier vidé; 40 fr. en filets sans arêtes. Vengeron: 18 fr. en filets. Silure: 25 fr. en filets.